Histoire du Charleston : aux origines du swing
Un rythme venu du Sud : les racines afro-américaines du Charleston
Le Charleston, bien plus qu’une simple danse à la mode des années folles, est un jalon essentiel dans l’histoire du jazz et des danses swing. Avant de faire fureur dans les cabarets new-yorkais, cette danse tire ses racines des traditions africaines et des communautés afro-américaines du Sud des États-Unis.
Le nom "Charleston" vient directement de la ville portuaire de Charleston, en Caroline du Sud, un carrefour historique du commerce atlantique et un point d’entrée majeur de la culture afro-américaine aux États-Unis. Ce lieu, marqué par l’esclavage et les brassages culturels, est le terreau fertile d’où émergent de nombreuses formes musicales et dansées qui influenceront le jazz et le swing.
Parmi les danses ancêtres du Charleston, on peut citer le Juba, le Patting Juba, les ring shouts, le Cakewalk ou encore le Buck dancing. Ces formes mêlaient percussions corporelles, improvisation rythmique et mouvements syncopés, souvent dans un cadre collectif ou festif. Elles furent intégrées progressivement à des formes scéniques comme le minstrel show, puis dans les revues de vaudeville, où la danse afro-américaine est exportée et popularisée.
Les débuts du Charleston : du Sud aux cabarets new-yorkais
Le Charleston devient véritablement une danse identifiable et populaire dans les années 1910, au sein de la communauté noire de Harlem. Mais c’est au début des années 1920 que la danse franchit un cap et entre dans la culture mainstream, grâce notamment à sa diffusion sur scène et dans les bals.
Un moment clé est la sortie de la comédie musicale "Runnin' Wild", jouée à Broadway en 1923. Le spectacle, interprété par une troupe afro-américaine, inclut une chanson intitulée "The Charleston", composée par James P. Johnson, pionnier du jazz stride. Le morceau devient immédiatement un succès, et son rythme syncopé est indissociable du style dansé qui l’accompagne.
À partir de là, le Charleston explose. Il devient le symbole des Années folles (les "Roaring Twenties"), incarnant à la fois l’émancipation des mœurs, la liberté des corps, et une rupture avec les styles dansés plus guindés du XIXe siècle.
Les Années folles : âge d’or du Charleston
Le Charleston connaît son âge d’or aux États-Unis entre 1923 et 1929. Il s’impose d’abord comme une danse solo, pratiquée aussi bien par les femmes que par les hommes, même si l’image emblématique est celle de la jeune femme indépendante, la "flapper", coiffée au carré, robe à franges, qui danse avec fougue et insolence.
La danse est marquée par des mouvements de jambes rapides et saccadés, souvent tournés vers l’intérieur, un usage exagéré des bras, des coups de pied, des torsions du buste. Elle se danse sur des tempos rapides, parfois au-delà de 200 BPM, sur des musiques de jazz foxtrotées ou ragtime.
Les artistes de jazz comme Duke Ellington, Fletcher Henderson, Louis Armstrong, ou Bessie Smith offrent une bande-son idéale au Charleston. Certaines chansons emblématiques associées à cette époque incluent :
"The Charleston" – James P. Johnson (1923)
"Charleston Baby of Mine" – Paul Whiteman
"Yes Sir, That’s My Baby" – Gene Austin
"Ain’t Misbehavin’" – Fats Waller
Du solo au couple : le Charleston à deux
Si le Charleston est d’abord une danse solo, notamment dansée par les femmes dans les speakeasies et sur scène, elle va rapidement évoluer vers des formes partenaires. Ce Charleston à deux est plus souvent observé dans les bals sociaux que dans les cabarets.
Dans sa version en couple, la danse se complexifie, combinant les mouvements du corps et la connexion avec le partenaire. Il devient une base pour le Lindy Hop, qui naîtra à Harlem à la fin des années 1920. C’est notamment au Savoy Ballroom, temple du jazz de Harlem ouvert en 1926, que les danseurs mélangent Charleston et nouvelles figures acrobatiques, donnant naissance au breakaway, puis au Lindy Hop proprement dit.
Le Partnered Charleston se danse souvent sur un tempo légèrement plus modéré, et il coexiste avec d’autres styles de danses jazz. On retrouve également des éléments de Charleston dans des danses comme le Collegiate Shag ou le Balboa.
Le Charleston et les femmes : une révolution culturelle
Le Charleston est intimement lié à l’image de la nouvelle femme des années 1920. Les flappers brisent les codes de la féminité victorienne : elles fument, boivent de l’alcool (en pleine prohibition), sortent sans chaperon, portent des robes plus courtes et dansent de manière effrénée.
Danser le Charleston, c’est aussi une forme de libération corporelle. Ce n’est pas un hasard si le style choque une partie de l’establishment conservateur, qui voit dans cette danse une décadence morale. En France comme aux États-Unis, des voix s’élèvent contre la vulgarité supposée du Charleston.
Mais pour toute une génération, c’est un symbole d’émancipation, notamment pour les jeunes femmes urbaines et les artistes. Des actrices comme Josephine Baker, arrivée à Paris en 1925, font découvrir le Charleston au public français dans des performances explosives mêlant jazz, danse et exubérance.
Le Charleston en France et en Europe
Le Charleston traverse l’Atlantique au milieu des années 1920, notamment grâce aux tournées d’artistes afro-américains et à l’attrait des élites européennes pour le jazz. Paris, Berlin et Londres deviennent des épicentres de la culture jazz.
En France, le Charleston fait une entrée remarquée dans les cabarets parisiens, les salles de bals et les revues. Josephine Baker, avec sa célèbre Revue Nègre en 1925 au Théâtre des Champs-Élysées, fascine et scandalise. Elle devient l’ambassadrice du Charleston en France et contribue à forger l’image de Paris comme capitale européenne du jazz.
Le Charleston séduit également les milieux artistiques : Jean Cocteau, Picasso ou Man Ray fréquentent les mêmes cercles que les musiciens noirs américains. La danse devient une expression avant-gardiste, autant qu’un divertissement populaire.
Déclin, survivance et renaissance
À la fin des années 1920, le Charleston commence à décliner aux États-Unis, concurrencé par de nouvelles danses : le Lindy Hop, mais aussi plus tard le Jitterbug ou le Boogie Woogie. Le krach boursier de 1929 met un coup d’arrêt à l’insouciance des Années folles.
Le Charleston survit néanmoins dans certaines formes sociales ou dansées, mais surtout dans des contextes scéniques. Il est repris dans des comédies musicales de Broadway ou de Hollywood, où il devient un stéréotype de l’ambiance des années 1920.
Dans les années 1980 et 1990, avec la redécouverte du Lindy Hop et du jazz roots, le Charleston connaît un renouveau. Il est réintroduit dans les festivals de swing, dans les scènes de danse jazz vernaculaire, et enseigné dans les cours de solo jazz ou de Lindy Hop.
Le Charleston aujourd’hui : pratique, pédagogie et compétition
Aujourd’hui, le Charleston est une discipline à part entière dans le monde des danses swing. On distingue :
- Le Charleston solo, enseigné dans les cours de solo jazz ou authentic jazz
- Le Charleston à deux, intégré au Lindy Hop
- Des variantes compétitives dans les Jack & Jill, Showcases ou Team Routines
Les pas de base comme le 20s Charleston (pied en dedans/dehors), le 30s Charleston (rock step + kick steps), ou le Tandem Charleston sont enseignés dans la plupart des écoles de swing.
Des festivals internationaux comme le Lindylicious, Summer Camp (Studio Hop), Paris Jazz Roots, ou encore Upside Down Festival, consacrent une place importante à cette danse.
Héritage et modernité : pourquoi le Charleston reste vivant
Le Charleston n’est pas qu’un style historique figé : il reste un outil d’expression personnelle, un terrain de jeu pour la musicalité, l’improvisation et la connexion à l’histoire.
Il est aussi une clé de lecture culturelle : il nous raconte les luttes et les expressions de la culture afro-américaine, l’émancipation féminine, les mutations du XXe siècle.
Le Charleston est une danse emblématique à plus d’un titre
Né dans les communautés afro-américaines du Sud, il devient une icône mondiale de modernité et de liberté dans les années 1920. Il inspire les danses swing comme le Lindy Hop, traverse les océans, les décennies, et renaît aujourd’hui dans les bals swing, les festivals internationaux, les écoles de danse, et même les réseaux sociaux.
Danser le Charleston, c’est se reconnecter à un héritage vivant, joyeux et profond. C’est aussi faire le pont entre passé et présent, entre mémoire et mouvement.